Allocution de Mgr Bertrand Blanchet
Évêque de Rimouski
À l'occasion du Carrefour diocésain
Rimouski, le 11 septembre 1999
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Notre mission

Dans le rapport qu'elle a présenté au pape Jean-Paul II ce printemps, l'Assemblée des évêques du Québec fait état de son cheminement des dernières années. Nous rappelons, en particulier, l'appauvrissement institutionnel qui marque chacun de nos diocèses. Mais nous soulignons aussi qu'il est sans doute le lieu d'une riche expérience de pauvreté spirituelle. Puis notre rapport dit:

"En reconnaissant que l'appauvrissement de l'Église, tout comme les blessures de l'humanité, sont des lieux de l'action de Dieu, nous ne pouvions que réentendre la parole de Jésus: "Pourquoi craignez-vous, gens de peu de foi?" Et cette autre invitation adressée à celui qui deviendra le premier pasteur de son Église: "Avance au large... jette les filets", même si les efforts tout récents ont été infructueux. Notre réflexion spirituelle nous a relancés sur le chemin de notre mission. Ramenés aux sources de notre foi, nous y trouvions une nouvelle conviction de notre responsabilité au service de la Bonne Nouvelle.

"De fait, le simple rappel de quelques traits de notre société nous convainc aisément que le message évangélique est aussi nécessaire que jamais. Face aux idolâtries de l'économisme, du pouvoir, du plaisir à tout prix, il offre l'esprit des Béatitudes. Face aux pièges de l'individualisme et de la violence, il offre le grand commandement de l'amour. Notre société québécoise a besoin de communautés chrétiennes qui soient encore, comme au temps de Diognète, "l'âme du monde." Comme Jean-Baptiste affirmant: "Il faut qu'il croisse et que je diminue", il nous revient de désigner la personne et le message de Jésus, seul capable de répondre pleinement aux soifs de sens et aux recherches passionnées de raisons de vivre." (1)

Il me semble que ces observations conviennent bien à notre Église diocésaine: appauvrissement institutionnel, expérience de pauvreté spirituelle, besoin de retour à l'essentiel, c'est-à-dire de recentrement sur la mission. Comme l'indique la lettre d'invitation à ce Carrefour, nous avons, sur le menu pastoral de l'année qui commence, trois projets diocésains: l'initiation chrétienne des jeunes, la célébration du Jubilé de l'an 2000, la réforme des zones pastorales. Quelle importance allons-nous accorder à l'un ou l'autre de ces projets, compte tenu de ceux de vos communautés paroissiales ou de vos secteurs? Quand le temps et les ressources sont limités et qu'il faut faire des choix, il devient plus nécessaire que jamais de se recentrer sur la mission. C'est ce que nous nous proposons de faire ensemble aujourd'hui.

1. Qui est envoyé?

On sait que le mot "mittere", d'où origine celui de "mission", signifie envoyer. Or, quand nous considérons le grand plan de Dieu sur notre humanité, nous constatons, assez étrangement, que tout le monde est envoyé. Jésus est envoyé: "L'Esprit du Seigneur est sur moi, Il m'a consacré par l'onction, Il m'a envoyé porter la Bonne Nouvelle..." L'Église est envoyée. Jésus dit à ses Apôtres et à ses disciples: "Allez, je vous envoie..." Toute communauté chrétienne est envoyée. Cela lui est rappelé au terme de chaque célébration eucharistique: "Allez, dans la paix du Christ..." Tout baptisé est envoyé. Il reçoit, au moment du Baptême, la redoutable mission d'être, au coeur du monde, prêtre, prophète et roi.

2. Pourquoi est-on envoyé?

Mais pourquoi est-on envoyé? Parce qu'on a reçu quelque chose de gratuit, dont on n'est pas vraiment propriétaire et qui doit être redonné, partagé gratuitement. C'est un peu comme la vie. Nous l'avons reçue gratuitement et nous intuitionnons qu'il manquerait quelque chose à notre existence si nous ne la redonnions pas d'une manière ou de l'autre, physiquement, spirituellement, moralement. Il y a aussi dans la mission, quelque chose de la course à relais. À quoi bon la course, si le coureur ne donne pas le témoin à un autre coureur, chargé de le donner à son tour?

Or, dans l'une de ses belles encycliques, Jean-Paul II dit: ce que nous avons reçu, c'est l'Évangile de la vie. Une expression qui suggère l'idée d'une bonne nouvelle de la vie et pour la vie. En quoi consiste cet Évangile de la vie? Il prend la forme d'une Parole de vie: "Mes paroles sont esprit et vie", disait Jésus. Il prend la forme d'une participation à la vie de Dieu, grâce aux sacrements, tout spécialement le Baptême et l'Eucharistie: "Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle", affirmait encore Jésus. Il prend la forme d'une vie fraternelle inspirée par l'amour de Dieu lui-même. Saint Jean répète que refuser d'aimer son frère ou sa soeur, c'est la mort spirituelle.

En somme, c'est grâce à cet Évangile de la vie que chaque baptisé devient prêtre, prophète et roi. C'est lui que nous avons la mission de transmettre, un peu comme le témoin de la course à relais. Et si nous sommes rassemblés en communautés chrétiennes, c'est aussi pour réaliser cette mission prophétique, sacerdotale et royale. Alors, comme dit saint Pierre, nous pourrons "témoigner de Celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière."

3. Où est-on envoyé?

Mais où est-on envoyé? Où cette mission doit-elle se réaliser? Dans ses paraboles, Jésus identifie trois lieux principaux: la bergerie, le champ, la mer. Trois images qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre mais qui illustrent bien trois dimensions de la mission.

3.1 La bergerie

La bergerie est le lieu où sont rassemblées les brebis qui reconnaissent la voix du berger et qui le suivent. Lui, il les connaît par leur nom, il les nourrit et les protège. La bergerie évoque la communauté.

Or, nous avons la mission de garder vivantes nos communautés et d'assurer leur relève. Car c'est largement grâce à elles que la mission de Jésus peut être continuée, que peut être poursuivi ce qu'Il a commencé.

Car nos communautés chrétiennes ont besoin de continuer à entendre et à faire entendre la Parole de Dieu. Tous ses membres ont besoin de cette lumière pour leurs pas, de cette lampe sur leur route. Tous: couples, familles, personnes âgées, travailleurs et sans-emploi, personnes malades et handicapées, jeunes d'âge pré-scolaire et scolaire, etc.

Si nous voulons garder vivantes nos communautés et assurer leur relève, point besoin d'insister longuement sur l'importance de l'initiation chrétienne de nos jeunes. Initier, c'est révéler l'Évangile de la vie. Initier, c'est aussi accompagner dans des pratiques. Car pour que la révélation porte ses fruits, elle doit s'enraciner dans des pratiques, que ce soit avant, pendant et après l'initiation sacramentelle. L'initiation chrétienne demeure notre principale priorité, cette année encore. Nos ateliers nous permettront tout à l'heure de faire le point sur l'année écoulée, de partager des expériences, de voir ce qui est possible.

Pour que nos communautés demeurent vivantes et capables de continuer la mission de Jésus, elles ont besoin de célébrer les sacrements, de s'abreuver à la source d'eau vive de la vie de Dieu reçue à notre Baptême. Pendant l'année jubilaire, le pape Jean-Paul II nous invite à mettre en valeur l'Eucharistie. Elle nous aidera à faire de l'an 2000 une véritable célébration de la présence et des merveilles que Dieu a réalisées au cours de ces deux millénaires. L'Eucharistie sera sans doute notre meilleure manière de vivre cette année jubilaire en communion avec l'Église universelle.

Un deuxième atelier nous permettra de considérer ensemble divers projets proposés par notre Comité diocésain de préparation de l'année jubilaire. Il sera intéressant aussi d'échanger sur ceux que vous avez en vue pour vos communautés paroissiales, vos secteurs et vos zones.

Notre Carrefour met en valeur un symbole de l'année jubilaire: la porte. On sait que l'un des rites traditionnels des jubilés est l'entrée de la porte sainte à la basilique de Saint-Pierre de Rome. Jean-Paul II franchira cette porte dans la nuit du 24 au 25 décembre 1999. Il portera en mains le livre des Évangiles. Comme le dit la Bulle d'indiction du jubilé: "En traversant ce seuil, il montrera à l'Église et au monde le Saint Évangile, source de vie et d'espérance pour le troisième millénaire qui vient." (2) Ce geste exprime bien, me semble-t-il, la mission de l'Église tout au cours du prochain millénaire: présenter au monde l'Évangile de la vie.

Pour que nos communautés demeurent vivantes et capables de continuer la mission de Jésus, elles ont aussi besoin de vivre le grand commandement de l'amour, qui peut s'exprimer dans la fraternité et dans l'engagement. Plus que jamais, un chrétien, une chrétienne seuls sont des chrétiens en danger. Il y a tant de personnes seules et démunies, tant de blessés de la vie conjugale et familiale, tant de malades et de personnes âgées. Si l'on peut reconnaître la qualité d'une vie en société au souci qu'elle porte à l'égard des personnes handicapées ou démunies, il en va sans doute de même au moment d'apprécier la vitalité d'une communauté chrétienne.

De plus, avec la formation de nombreux secteurs, nos communautés sont invitées à élargir l'espace de leur fraternité. Nous constatons d'ailleurs que la vie en secteur suscite un nouveau dynamisme qui prend plusieurs formes. Et il y a les zones ou les régions sur lesquelles porte un troisième atelier. À la suite de ce qui précède, la question qui se pose, me semble-t-il, est la suivante: est-ce que la zone ou la région aura d'abord comme objectif des services centrés sur la vie des communautés paroissiales ou des services permettant d'assurer une présence au monde (dans l'ordre culturel, social, économique ou politique)? Autrement dit, ces services seront-ils orientés vers la bergerie ou le champ... ou les deux?

Ici, une précision mérite d'être apportée. Comme le dit Jean-Paul II dans son encyclique La mission du Christ rédempteur, lorsqu'une communauté se donne des services d'entretien pour assurer son fonctionnement interne et sa survie, on parle plus généralement de pastorale; le terme "mission" est alors employé dans un sens large. La communauté est missionnaire, au sens plus restreint du terme, quand elle s'ouvre sur plus grand qu'elle-même, c'est-à-dire, en reprenant l'expression de Jésus sur "les brebis qui ne sont pas encore de la bergerie."

Plus concrètement, regardons nos communautés, nos secteurs, nos zones. Quelles sont les structures (comités ou conseils) qui sont de l'ordre du "Venez: venez faire communauté?" Quelles sont celles qui sont de l'ordre du "Allez: allez et faites des disciples?" Quelle serait la proportion de nos projets "Allez" en regard de nos projets "Venez"? Rappelons-nous l'affirmation de Jean-Paul II: une communauté sans esprit missionnaire est condamnée à l'asphyxie.

3.2 Le champ

Où est-on encore envoyé? Dans le champ. Jésus utilise l'image du champ pour désigner le monde comme lieu de la mission. Dans la parabole du semeur, vous avez sans doute remarqué l'expression: "Le semeur sortit pour semer..." Une manière d'indiquer, peut-être, qu'il faut aussi sortir de la communauté pour réaliser la mission.

Sortir de la communauté, sortir de la bergerie. Dans la parabole du bon Pasteur, Jésus dit: "Je suis la porte des brebis..." Il y a une porte dans la bergerie car elle n'est pas un enclos fermé sur lui-même. La bergerie est un espace pour le rassemblement de la communauté mais aussi un espace de liberté où les brebis peuvent entrer et sortir à leur gré. Et quand Jésus dit: "Je suis la porte...", Il nous rappelle que c'est par Lui que l'on entre dans la communauté pour en faire partie; par Lui que l'on en sort pour aller en mission. Voici donc une deuxième signification pour le symbole de notre Carrefour. En plus de nous rappeler la porte sainte qui nous permettra d'entrer dans les célébrations de l'Année jubilaire, elle représente Jésus par qui nous passons, tant pour entrer en Église que pour sortir vers la mission et finalement aller vers le Père.

Que fait le semeur quand il sort pour aller dans son champ? Il sème. Il sème comme à la volée et en toutes directions. Si bien que du grain tombe sur la route, à travers les pierres, parmi les buissons et les épines. La semence, dit Jésus, c'est la Parole. Et elle doit affronter l'ardeur du soleil, la minceur du sol impropre à l'enracinement, la compétition des buissons et de l'ivraie. Mais elle tombe aussi dans la bonne terre où elle peut germer, croître et donner du cent pour un.

Quand je parle du sol trop mince pour permettre un véritable enracinement, je suis tenté de faire une application aux jeunes d'aujourd'hui et à leur initiation chrétienne. Je disais: initier, c'est révéler. Dans l'ensemble, nos jeunes accueillent cette Bonne Nouvelle avec joie, comme il est dit dans la parabole du semeur. Initier, c'est aussi accompagner dans des pratiques. Or, nos jeunes ont trop peu d'occasions de poser des gestes chrétiens, de s'engager dans des pratiques chrétiennes qui raffermiraient leurs convictions et leurs valeurs, tout en forgeant peu à peu leur identité de disciples de Jésus.

J'indiquais tout à l'heure que l'initiation chrétienne permet normalement d'assurer la relève dans nos communautés. Mais ces jeunes ne sont-ils pas tout autant sinon davantage dans le champ du monde que dans la bergerie? Ils y viennent bien, de temps à autre, dans cet espace communautaire mais celui du monde est tellement plus vaste, plus diversifié, plus attrayant.

Je me souviens d'une rencontre avec les soeurs du Saint-Rosaire, il y a 25 ans, à l'occasion du centenaire de leur communauté. À celles qui enseignaient la catéchèse, particulièrement au Secondaire, je disais sans hésitation qu'elles accomplissaient un authentique travail missionnaire.

Récemment, je lisais un grand texte pastoral des évêques de France: "Proposer la foi dans la société actuelle." (3) Ils parlent "d'une crise de transmission généralisée. Cette dernière difficulté qui est d'ampleur universelle, disent-ils, atteint particulièrement l'Église". Cette crise de transmission aboutit à ce que l'enquête du diocèse de Saint-Jérôme appelle "le drame spirituel des adolescents." Et ce n'est pas l'enseignement culturel des religions du rapport Proulx qui va corriger la situation! J'espère que cette proposition ne sera pas acceptée et que nos écoles pourront encore offrir l'enseignement moral et religieux catholique. Nous savons cependant que ce dernier enseignement n'est plus strictement de la catéchèse, c'est-à-dire une activité dont l'objectif premier est de faire grandir la foi, d'amener à poser un acte de foi: objectif impossible à vérifier pédagogiquement. Ce qui laisse une plus grande responsabilité aux communautés chrétiennes qui devraient idéalement assurer cette catéchèse, avant, pendant et après la réception des sacrements.

Je crois que l'atelier d'aujourd'hui nous aidera à identifier ce qui est réaliste en ce domaine. Compte tenu de l'engagement actuel et éventuel de plusieurs parents, beaucoup de choses demeurent à notre portée. Nous l'avons vu l'an dernier, lors de notre Carrefour. Et le petit cahier Des parcours, des points d'eau, confectionné par nos services diocésains, en fait foi. Plusieurs initiatives existent, ici et là, à la manière de "points d'eau" où des groupes de jeunes vivent une expérience spirituelle qui les rejoint dans leur culture et leur univers: mouvements, clubs de jeunes, Village des sources, projets ponctuels ou à plus long terme, etc. Est-il possible de les multiplier?

L'initiation chrétienne offre une autre perspective missionnaire: la rencontre des parents qui viennent accompagner leurs enfants lors de la préparation aux premiers sacrements. Je me répète, je le sais, mais il y a là une occasion privilégiée de reprendre contact avec de jeunes parents, dont la plupart sont des chrétiens plus ou moins distants. Qu'est-ce que nous pouvons semer, dans le champ de leur monde, qui réveillerait leur foi, susciterait un nouvel engagement à l'égard de leur jeune, les amènerait à quelques pas de plus à la suite de Jésus? Assurer l'initiation chrétienne des enfants et y intéresser leurs parents, c'est "sortir pour semer."

3.3 La mer

Marc Girard, qui regroupe ces trois images de la mission, parle de la mer comme des "bas-fonds du monde". Rappelons-nous cette page d'Évangile où Jésus dit à Simon Pierre: "Avance vers les profondeurs et lance les filets pour la capture."

Ces "profondeurs, ces bas-fonds du monde" pourraient évoquer ce que Jean-Paul II appelle, dans La mission du Christ Rédempteur, "des mondes nouveaux, des phénomènes sociaux nouveaux... le très vaste aréopage de la culture." Pensons à ces lieux où s'impriment de nouvelles manières de penser et de vivre: le monde des nouvelles communications (courriel, internet), des arts et des médias (TV, vidéo, cinéma, théâtre, chanson); le monde de la science et de la technique, particulièrement des biotechnologies; les réalités sociales marquées par la globalisation et le néolibéralisme, etc.

L'Assemblée des évêques du Québec a publié, l'an dernier, un texte majeur que je souhaiterais bien étudier avec le Conseil du presbyterium. Il s'intitule: "Annoncer l'Évangile dans la culture actuelle au Québec." (4) Nous aimerions qu'il serve de directoire pour nos futures interventions. Il dégage bien les principales caractéristiques de notre culture moderne et il suggère des pistes susceptibles d'y favoriser l'accueil de la Parole. Après la lecture des quelques dizaines de pages sur la culture, m'est revenue à l'esprit la description très concrète qu'en a donné Paul VI au terme du Concile. Je ne résiste pas au plaisir d'en citer quelques phrases. (Excusez le langage qui n'est pas inclusif).

"L'Église du Concile, il est vrai [...] s'est aussi beaucoup préoccupée de l'homme, de l'homme tel qu'en réalité il se présente à notre époque: l'homme vivant, l'homme tout entier occupé de soi, l'homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l'intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité [...]: l'homme tragique victime de ses propres drames, l'homme qui, hier et aujourd'hui, cherche à se mettre au-dessus des autres, et qui, à cause de cela, est toujours fragile et faux, égoïste et féroce; puis l'homme insatisfait de soi, qui rit et qui pleure; l'homme versatile, prêt à jouer n'importe lequel rôle, et l'homme raide qui ne croit qu'à la seule réalité scientifique; l'homme tel qu'il est, qui pense, qui aime, qui travaille, qui attend toujours quelque chose, "l'enfant qui grandit" (Gn., 49, 22), l'homme sacré par l'innocence de son enfance, par le mystère de sa pauvreté, par sa douleur pitoyable; l'homme individualiste et l'homme social; l'homme "qui loue le temps passé" et l'homme qui rêve à l'avenir; l'homme pécheur et l'homme saint; et ainsi de suite.

"L'humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le Concile.

"La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu. "Qu'est-il arrivé? Un choc, une lutte, un anathème? Cela pouvait arriver, mais cela n'a pas eu lieu." (5)

Nous connaissons la réponse du Concile: elle tient dans les premières phrases de la constitution sur l'Église dans le monde de ce temps: "Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur." (6) La réponse tient donc en un premier mot: solidarité. Dans les mêmes paragraphes d'introduction, il est dit ensuite comment cette solidarité peut s'exercer. "Aussi le Concile [...] ne saurait donner une preuve plus parlante de solidarité, de respect et d'amour à l'ensemble de la famille humaine [...] qu'en dialoguant avec elle sur ces différents problèmes, en les éclairant à la lumière de l'Évangile, et en mettant à la disposition du genre humain la puissance salvatrice de l'Église [...]." (7) Donc, solidarité et dialogue: deux attitudes par lesquelles l'Église peut accomplir sa mission dans la culture d'aujourd'hui. Le défi consiste alors à développer des moyens, des projets, peut-être même des structures pour "être avec", pour franchir les distances qui séparent: distances entre riches et pauvres, entre croyants et incroyants ou indifférents, entre jeunes et personnes âgées, entre personnes instruites et analphabètes, etc. Franchir les distances et témoigner de l'Évangile de la vie.

Ici, peut s'ajouter une signification supplémentaire au symbolisme de la porte: celle que Jean-Paul II donnait lors de sa messe inaugurale sur la place saint Pierre: "Ouvrez les portes au Christ, n'ayez pas peur." Ouvrez les portes du monde de la culture, de la vie sociale, économique et politique... Ouvrez les portes au Christ, Lui seul connaît le coeur de l'être humain.

4. Avec quel esprit est-on envoyé?

Après avoir considéré: "qui est envoyé, pourquoi on est envoyé, où on est envoyé", j'ajoute quelques mots pour dégager avec quel esprit on est envoyé. J'en signalerai deux: avec des accents d'espérance, avec des accents d'amour.

4.1 Des accents d'espérance

Rappelons-nous le Concile qui disait en substance: notre monde va écouter et suivre ceux qui vont lui donner des raisons d'espérer. Or, qui dira que l'espérance, aujourd'hui, est facile?

Comme disait quelqu'un: "L'homme (et la femme) de ce temps ne disposent plus, pour se regarder, que d'un miroir brisé." Miroir brisé car les convictions et valeurs sont éclatées, l'environnement est menacé, la société est en panne de projet et l'avenir est incertain. Tant de jeunes ont une pauvre estime d'eux-mêmes et demeurent perplexes face à leur avenir.

Or, y a-t-il une conception de l'être humain, une vision de son avenir et de l'avenir du monde qui soient plus positives que celles de l'Évangile? Notre monde a besoin de l'espérance évangélique. À nous de rendre compte de celle qui nous habite. À cet égard, n'ayons pas peur du questionnement et du dialogue avec les personnes qui cherchent; elles sont de plus en plus nombreuses.

4.2 Des accents d'amour

Des accents d'amour car, pour la majorité des gens, c'est l'amour, sous ses différentes formes, qui donne sens à la vie. Cela est également vrai pour les communautés. Rappelons-nous le "voyez comme ils s'aiment" des premières communautés chrétiennes. Aujourd'hui encore, personne ne reste insensible au témoignage d'une communauté chrétienne où se vit une authentique charité, particulièrement, comme dit le Concile, "envers les pauvres et ceux qui souffrent."

J'aime beaucoup ce que dit mère Térésa et qu'elle a confirmé toute sa vie par des gestes de bonté que nous connaissons bien: "Qu'est-ce que la Bonne Nouvelle? La Bonne Nouvelle, c'est que Dieu aime encore le monde à travers nous. Tu es la Bonne Nouvelle de Dieu; tu es l'amour de Dieu en action. À travers toi, Dieu aime encore le monde. Chaque fois que quelqu'un entre en contact avec nous, il peut changer et devenir meilleur, pour avoir été avec nous. Nous devons rayonner l'Amour de Dieu." (8) Pour elle, la charité est l'âme de la mission.

En somme, si nous tenons compte à la fois des exigences de la mission et des sensibilités de nos contemporains, il nous faut peut-être inverser l'ordre habituel des vertus théologales: foi, espérance et charité.

Commencer d'abord par la charité, spécialement sous sa forme de service aux plus démunis et aux blessés de la vie. La dimension diaconale de la Bonne Nouvelle est le terrain le plus propice à l'évangélisation. Le cardinal Suhard, ancien archevêque de Paris et dont on célèbre, cette année, le cinquantième anniversaire de la mort, disait: "Il faut trouver le chemin des coeurs, c'est le seul qui réussisse."

Ensuite l'espérance. Là où se vit la charité, là aussi peut naître l'espérance. Si nos communautés paroissiales, notre Église diocésaine apportent leur pierre pour l'édification de "la civilisation de l'amour", elles auront contribué à maintenir l'espérance au coeur des personnes et dans notre milieu.

Enfin la foi, rendue plus facile quand la personne qui la propose est aussi un témoin: témoin qui pose des gestes de bonté et des gestes créateurs d'espérance. Comme dit encore Paul VI, ce sont des témoins que l'on écoute aujourd'hui; ou si l'on écoute des maîtres, c'est parce qu'ils sont des témoins.

5. Avec quel souffle est-on envoyé?

Enfin, avec quel souffle est-on envoyé? Regardons d'abord Jésus pour découvrir quel était le sien. À la synagogue de son petit village de Nazareth, il reprend à son compte l'affirmation d'Isaïe: "L'Esprit du Seigneur est sur moi [...]. Il m'a envoyé."

5.1 Jésus est le premier envoyé, le premier missionnaire. Et c'est l'Esprit-Saint, qui l'habite intérieurement, qui l'envoie. Jésus ne vivait donc pas cet envoi comme une sorte de mandat reçu de l'extérieur mais comme un appel intérieur. Cet appel intérieur est la voix de l'Esprit d'amour qui le tournait vers Dieu son père et vers ses frères et soeurs humains.

Rappelons-nous sa prière du Jeudi saint. Il dit, il me semble, quelque chose comme ceci:

. "Père, les secrets mystérieux de la vie qui existe entre toi et moi, grâce à l'Esprit-Saint, je voudrais qu'ils les connaissent eux aussi: Tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître."

. "Père, cet amour merveilleux qui nous unit, toi et moi, grâce à l'Esprit-Saint, je voudrais qu'ils le vivent eux aussi: qu'ils soient un, comme toi et moi nous sommes un."

. "Père, cette joie qui éclate éternellement entre toi et moi avec l'Esprit-Saint, je voudrais qu'ils la partagent eux aussi: je vous ai dit tout cela pour que ma joie soit en vous et qu'elle soit complète."

Voilà d'où origine la mission: celle de Jésus, celle de l'Église, celle de ma communauté, la mienne. Elle nous vient du désir de Dieu de nous communiquer une part de sa vie, de son amour et de sa joie. Voilà d'où provient ce souffle puissant qui a lancé Jésus sur les routes de la Palestine et, après lui, des milliers, des millions de disciples sur toutes les routes du monde. C'est à cela que je référais au tout début quand je posais la question: "Pourquoi est-on envoyé?" Parce qu'on a reçu quelque chose de gratuit, dont on n'est pas vraiment propriétaire et qui doit être redonné, partagé gratuitement... comme la vie, comme l'amour.

La mission de Jésus consiste donc à annoncer l'Évangile de la Vie, c'est-à-dire le désir de Dieu de nous communiquer un peu de sa vie, de son amour et de sa joie. Il ne se préoccupe guère des aspects doctrinaux ou théologiques de la mission. L'amour qui l'habite le dirige vers les personnes dont il guérit les blessures physiques ou morales et à qui il fait redécouvrir leur dignité dans un extraordinaire sentiment de liberté intérieure. C'est Zachée, Marie-Madeleine, le paralytique, l'aveugle-né, la femme adultère, la Samaritaine, les Apôtres, les disciples, Marie, le bon larron et tant d'autres que Jésus a révélés à eux-mêmes en les aidant à entrer dans le monde de l'amour.

5.2 À Nazareth, Jésus disait encore: "Cette Parole que vous venez d'entendre, c'est aujourd'hui qu'elle s'accomplit." Près de 2000 ans plus tard, nous osons, dans la foi, la reprendre à notre compte: "C'est aujourd'hui qu'elle s'accomplit."

Pourquoi? D'abord parce que chacun, chacune de nous peut dire, à la suite de Jésus: "L'Esprit du Seigneur est sur moi." Comme on dit dans la belle prière d'imposition des mains de la Confirmation: Esprit de sagesse et d'intelligence, Esprit de conseil, de force et de connaissance, Esprit d'affection filiale, d'adoration et de louange. Mais surtout Esprit d'amour. Car c'est l'amour qui nous permet, comme Jésus, d'entendre l'appel à la mission pas seulement en vertu d'un mandat conféré par un responsable d'Église mais comme un appel intérieur, une exigence de "l'amour répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné." Grâce à cet amour, notre mission s'impose presque d'elle-même, à la vue des personnes susceptibles d'en bénéficier.

Ainsi, la Bonne Nouvelle est annoncée, notre mission s'accomplit lorsque nous aimons assez les jeunes pour inventer des projets leur permettant de vivre une expérience spirituelle et des valeurs évangéliques. La Bonne Nouvelle est annoncée, notre mission s'accomplit lorsque des grands-parents aiment assez leurs petits-enfants pour maintenir des ponts de dialogue avec eux et pour leur apporter un témoignage de sagesse, de sérénité et d'espérance. La Bonne Nouvelle est annoncée, notre mission s'accomplit quand j'oriente un couple vers la voie du pardon et que je l'aide à dépasser des difficultés souvent bien normales. De même, quand je fais partie d'un organisme de dépannage ou d'accueil des démunis; quand je pose un geste de bon Samaritain à l'égard des personnes éprouvées, endeuillées, blessées dans leur corps, leur esprit ou leur coeur; quand je lutte en faveur de structures assurant droits et dignité aux plus petits. Oui, rappelons-nous mère Térésa: "La Bonne Nouvelle, c'est que Dieu aime le monde à travers nous. Tu es la Bonne Nouvelle de Dieu. Tu es l'amour de Dieu en action."

5.3 Jésus dit encore: "Je suis venu apporter une année de bienfaits." Cette autre Parole s'accomplit aujourd'hui alors que nous entrons bientôt dans l'année jubilaire. Croyons que Dieu a le projet d'en faire une année de bienfaits pour notre Église diocésaine, pour l'Église universelle, pour nous-mêmes.

Ici encore, nous pouvons évoquer le symbole de la porte. Car la porte sainte, c'est aussi la porte de notre coeur, celle dont parle Jésus quand il dit: "Je me tiens à la porte et je frappe." Chacun de nous, dans la liberté intérieure, est invité à ouvrir. Or, si l'Esprit d'amour est bien vivant, Il nous aidera à déverrouiller ce qui doit l'être et à laisser à Dieu toute la place qu'il désire.

C'est donc en plusieurs sens que nous chanterons: "Ouvrez les portes au Seigneur notre Dieu." Porte de l'année sainte pour entrer dans la célébration de l'an 2000. Porte de la bergerie (Jésus) pour entrer dans la communauté et sortir pour la mission. Portes du monde de la culture pour vivre en solidarité et dialogue avec le monde. Porte de nos coeurs où s'effectuent les changements les plus nécessaires et les plus durables.

+ Bertrand Blanchet, évêque de Rimouski
11 septembre 1999

(Texte publié en encart au bulletin diocésain D'une semaine... à l'autre, 27 septembre 1999)

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NOTES :

1. A.E.Q., Une Église d'espérance en temps de changement. Rapport de l'Assemblée des évêques du Québec à l'occasion de leur visite ad limina, janvier 1999. (Retour au texte)

2. Jean-Paul II, Incarnationis Mysterium, Vatican. (Retour au texte)

3. Assemblée des évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Cerf. (Retour au texte)

4. A.E.Q., Annoncer l'Évangile dans la culture actuelle au Québec, Fides, 1999. (Retour au texte)

5. Paul VI, Discours lors de la dernière session publique du Concile, 7 décembre 1965, Vatican II, Fides 1966. (Retour au texte)

6. Vatican II, L'Église dans le monde de ce temps, Fides 1966. (Retour au texte)

7. Ibid. (Retour au texte)

8. Mère Térésa de Calcutta, "La charité, âme de la mission", dans L'Osservatore Romano, 9 avril 1991. (Retour au texte)

Voir allocution 2000


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